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Or, ecoutez bien ceci. Mes executants etaient divises en plusieurs groupes assez distants les uns des autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre que j'ai employes. Au moment de leur entree, au debut du Tuba Mirurn qui s'enchaine sans Interruption avec le Dies Irae, le mouvement s'elargit du double ; tous les Instruments de cuivre eclatent d'abord ä la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se repondent ä distance, par des entrees successives, echafaudees ä la tierce superieure les unes des autres. II est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure ä l'instant oü eile intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, prepare de si longue main, oü des moyens exceptionnels et formidables sont employes dans des proportions et des combinaisons que nul n'avait tentees et n'a essayees depuis, ce tableau musical du Jugement Dernier, qui restera, je l'espere, comme quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire qu'une immense et effroyable cacophonie. Par suite de ma mefiance habituelle, j'etais reste derriere Habeneck et, lui toumant le dos, je surveillais le groupe de timbaliers qu'il ne pouvait pas voir, le moment approchant oü ils allaient prendre part ä la melee generale. II y a peut etre mille mesures dans mon Requiem. Precisement sur celles dont je viens de parier, Habeneck baisse son bäton, tire tranquillement sa tabatiere et se met ä prendre une prise de tabac. J'avais toujours l'ceil de son cöte; ä l'instant je pivote rapidement sur un talon, et m'elan?ant devant lui, j'etends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu'ä la fin, et l'effet que j'avais reve est produit. Quand, aux derniers mots du chceur, Habeneck vit le Tuba Mirum sauve : "Quelle sueur froide j'ai eue, me dit-il, sans vous nous etions perdus! Oui je le sais bien, repondis-je en le regardant fixement." Je n'ajoutais pas un mot... L'a-t-il fait expres?... .. ."Je donnerai, m'avait dit l'honorable general Bemard, dix mille francs pour l'execution de votre ouvrage, mais cette somme ne vous sera remise que sur la Präsentation d'une lettre de mon collegue le ministre de l'Interieur, par laquelle il s'engagera ä vous payer d'abord ce qui vous est dü pour la composition du Requiem, et ensuite ce qui est dü aux choristes pour les räpetitions qu'ils firent au mois de juillet demier et au copiste..." ... Le ministre de l'Interieur s'etait engage verbalement envers le general Bemard ä acquitter cette triple dette. Sa lettre etait dejä rädigee, il n'y manquait que sa signature. Pour l'obtenir, je restai dans son antichambre, avec l'un de ses secretaires arme de la lettre et d'une plume depuis dix heures du matin jusqu'ä quatre heures du soir. A quatre heures seulement, le ministre sortit et le secrätaire l'accrochant au passage, lui fit apposer sur la lettre sa tant präcieuse signature... ... J'appliquai cette somme toute entiere ä payer mes executants... Il ne me resta absolument rien. J'imaginais que j'allais etre enfin paye par le ministre de l'Interieur, qui se trouvait doublement oblige d'acquitter cette dette par l'arrete de son prädecesseur, et par l'engagement qu'il venait de contracter personnellement envers le ministre de la Guerre. Sancta simplicitas ! comme dit Mephistopheles ; un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, huit mois se passerent sans qu'il me fut possible d'obtenir un sou. A force de sollicitations, de recommandations des amis du ministre, de courses, de räclamations ecrites et verbales, les räpetitions des choristes et les frais de copie furent enfin payes. ... Mais moi, l'auteur du Requiem, supposer que j'attachasse du prix au vil metal! Fi donc ! C'eut ete me calomnier ! Consequemment on se gardait bien de me payer... ... Je dus me räsigner de nouveau ä faire le siege du cabinet du directeur des Beaux-Arts ; plusieurs semaines se passerent encore en sollicitations inutiles... Enfin un matin, j'arrive au ministere, bleu, pale de fureur, räsolu ä faire un esclandre, räsolu ä tout. En entrant chez M. XX... : “Ah qä, lui dis-je, il parait que decidement on ne veut pas me payer! - Mon eher Berlioz, räpond le directeur, vous savez que ce n'est pas de ma faute. J'ai pris tous les renseignements, j'ai fait de severes investigations. Les fonds qui vous etaient destines ont disparu, on leur a donne une autre destination... - Peu m'importe ! Je n'ai point ä m'occuper de pareilles questions. Un Requiem m'a ete commande par le ministre de l'Interieur au prix convenu de trois mille francs, il me faut mes trois mille francs. - Mon dieu, prenez encore un peu de patience. On avisera. D'ailleurs il est question de vous pour la croix. - Je me f... de votre croix ! Donnez-moi mon argent. - Mais... -11 n'y a pas de mais, criai- je en renversant un fauteuil, je vous accorde jusqu'ä demain ä midi, et si ä midi precis je n'ai pas requ la somme, je vous fais ä vous et au ministre un scandale comme vous n'en avez jamais vu ! Et vous savez que j'ai les moyens de le faire , ce scandale...” ... Cette fois, j'avais decouvert le defaut de la cuirasse du ministre. M. XX..., dix minutes apräs, revint avec un bon de trois mille francs sur la caisse des Beaux-Arts. On avait trouve de l'argent... Voilä comment les artistes doivent quelquefois se faire rendre justice ä Paris. Il y a encore d'autres moyens plus violents que je les engage ä ne pas negliger... .. .Plus tard l'excellent M. de Gasparin, ayant ressaisi le portefeuille de l'Interieur, sembla vouloir me dedommager des insupportables denis de justice que j'avais endures ä propos du Requiem, en me faisant donner cette fameuse croix de la Legion d'Honneur que l'on m'avait en quelque sorte voulu vendre trois mille francs, et dont, alors qu'on me l'offrait ainsi, je n'aurais pas donne trente sous... (D’APRES LES MEMO1RES - EDITIONS GARN1ER/FLAMMARION - ET LES CORRESPONDANCES - EDITIONS FLAMMARION - D'HECTOR BERLIOZ)